Chambre de la sécurité financière (Québec)

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Contenu de la décision

COMITÉ DE DISCIPLINE

CHAMBRE DE LA SÉCURITÉ FINANCIÈRE

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

 

N° :

CD00-1180

 

DATE :

10 décembre 2018

______________________________________________________________________

 

LE COMITÉ :

Me Janine Kean

Présidente

 

M. John Ruggieri, A.V.A.

Membre

 

 

 

NATHALIE LELIÈVRE, ès qualités de syndique de la Chambre de la sécurité financière

Partie plaignante

c.

CLAUDE NOBERT, conseiller en sécurité financière et représentant de courtier en épargne collective (certificat numéro 125073 et BDNI numéro 1704311)

Partie intimée

______________________________________________________________________

 

DÉCISION SUR CULPABILITÉ

 

 

CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 142 DU CODE DES PROFESSIONS, LE COMITÉ A PRONONCÉ L’ORDONNANCE SUIVANTE :

  • Non-divulgation, non-diffusion et non-publication des noms et prénoms des consommateurs impliqués dans la présente plainte ainsi que toute information personnelle les concernant.

 

[1]           Le comité[1] de discipline (le comité) de la Chambre de la sécurité financière (CSF) s'est réuni pour procéder à l'audition de la plainte disciplinaire portée contre l'intimé le 16 mai 2016.  

[2]           La plaignante était représentée par Me Mathieu Cardinal, alors que l’intimé était présent et représenté par Me Carolyne Mathieu.

LA PLAINTE

1.      À Drummondville, le ou vers le 12 novembre 2014, l’intimé a fait défaut de sauvegarder son indépendance et/ou s’est placé en situation de conflit d’intérêts en se présentant à la clinique de son client L.R. accompagné de C.J., J.P. et H.G.J.B., des personnes ayant investi par l’entremise de L.R., et en faisant signer à ce dernier un formulaire de changement de bénéficiaire de la police d’assurance vie numéro […] d’un capital assuré de 2 000 000 $ pour y désigner C.J., J.P. et H.G.J.B. à titre de bénéficiaires irrévocables, alors qu’il avait lui-même investi par l’entremise de son client L.R., contrevenant ainsi aux articles 16 de la Loi sur la distribution de produits et services financiers (RLRQ, c. D-9.2), 6, 18, 19 et 21 du Code de déontologie de la Chambre de la sécurité financière (RLRQ, c. D-9.2, r.3) ;

2.      À Sherbrooke, le ou vers le 31 janvier 2015, l’intimé a fait défaut de sauvegarder son indépendance et/ou s’est placé en situation de conflit d’intérêts en signant une contre-lettre avec C.J., J.P. et H.G.J.B. prévoyant qu’advenant le décès de son client L.R., l’indemnité d’assurance vie de 2 000 000 $ de la police numéro […] sur la vie de L.R. serait séparée en quatre parts égales entre l’intimé, C.J., J.P. et H.G.J.B., contrevenant ainsi aux articles 16 de la Loi sur la distribution de produits et services financiers (RLRQ, c. D-9.2), 6, 18, 19 et 21 du Code de déontologie de la Chambre de la sécurité financière (RLRQ, c. D-9.2, r.3) ;

3.      À Drummondville, le ou vers le 4 mai 2015, l’intimé a fait défaut de sauvegarder son indépendance et/ou s’est placé en situation de conflit d’intérêts en faisant signer à son client L.R. une demande de transfert de propriété de l’assurance vie numéro […] pour y désigner C.J., J.P. et H.G.J.B. à titre de nouveaux titulaires de ladite police, alors qu’il en était co-bénéficiaire avec ces derniers, contrevenant ainsi aux articles 16 de la Loi sur la distribution de produits et services financiers (RLRQ, c. D-9.2), 6, 18, 19 et 21 du Code de déontologie de la Chambre de la sécurité financière (RLRQ, c. D-9.2, r.3) ;

4.      À Sherbrooke, le ou vers le 10 décembre 2015, suite au décès de L.R. par suicide, l’intimé a fait défaut de sauvegarder son indépendance et/ou s’est placé en situation de conflit d’intérêts en transmettant à l’assureur les demandes de prestation de décès de la police […] pour le compte de C.J., J.P. et H.G.J.B., alors qu’il en était co-bénéficiaire avec ces derniers, contrevenant ainsi aux articles 16 de la Loi sur la distribution de produits et services financiers (RLRQ, c. D-9.2), 6, 18, 19 et 21 du Code de déontologie de la Chambre de la sécurité financière (RLRQ, c. D-9.2, r.3).

LA PREUVE

[3]           Le procureur de la plaignante a déposé une volumineuse preuve documentaire[2] et fait entendre Me Vivianne Pierre-Sigouin (Me Sigouin), enquêteure au bureau de la syndique de la CSF.

[4]           Pour sa part, l’intimé a témoigné brièvement.

LES FAITS

[5]           Me Sigouin a indiqué que, le 28 avril 2016, l’intimé a livré aux enquêteurs de la CSF[3] une version des faits similaire à celle fournie à ceux de l’Autorité des marchés financiers (AMF) les 12 février et 24 mars 2016[4].  

[6]           À partir des faits rapportés par celle-ci et du témoignage de l’intimé, la trame factuelle se résume comme suit.  

[7]           Le consommateur L.R. et l’intimé se connaissaient depuis près de vingt ans au moment des événements. Après que l’intimé ait consulté L.R., en tant que professionnel de la santé, ils ont développé une relation d’affaires, l’intimé étant devenu son conseiller en sécurité financière.  

[8]          Ainsi, le 25 avril 1994, L.R. a souscrit, par l’entremise de l’intimé, une police d’assurance vie universelle de 2 000 000 $ auprès de La Concorde vie-universelle, devenue par la suite Empire Vie (Empire)[5]. L.R. était le propriétaire et l’assuré de cette police alors que ses ayants droits en étaient bénéficiaires.

[9]          Au cours des années qui ont suivi, l’intimé a investi à plusieurs reprises, par l’entremise de L.R., dans des dinars irakiens et des bons de chemin de fer, par le biais d’une compagnie « offshore » aux Bahamas. Toutefois, ces investissements se sont révélés peu ou pas rentables.  

[10]       En outre, entre 2000 et 2006, l’intimé a emprunté environ 115 000 $ à L.R, somme qui, selon l’intimé, aurait été remboursée en totalité[6].

[11]       Le 8 février 2010, L.R. a emprunté 30 000 $ du cabinet de l’intimé, s’engageant à le rembourser un mois plus tard[7], emprunt qui n’aurait jamais été remboursé, aux dires de l’intimé. 

[12]       C.J., J.P. et H.G.J.B., les autres personnes mentionnées dans la plainte, ont également investi, par l’entremise de L.R., des centaines de milliers de dollars dans le même type de placements que ceux faits par l’intimé, sans toutefois en tirer les profits escomptés.

[13]       L’intimé aurait d’abord connu J.P., alors qu’il assistait à une réunion de promotion des investissements dans les bons de chemin de fer. Les deux hommes se sont ensuite rencontrés afin de discuter de l’absence de rendement provenant des investissements souscrits par l’entremise de L.R. Ensuite, J.P. l’aurait présenté à C.J. et H.G.J.B.

[14]       À l’été 2014, J.P. a contacté C.J. et H.G.J.B., les deux hommes étant également insatisfaits des rendements sur leurs investissements faits.  

[15]       J.P., C.J., H.G.J.B. et l’intimé se sont rencontrés une première fois au cabinet de ce dernier à Sherbrooke afin de comparer ce que L.R. leur avait représenté à propos des investissements effectués par son entremise. À la fin de cette rencontre, ils ont conclu que L.R. leur avait menti « sur toute la ligne ».

[16]       Le 12 novembre 2014, ils se sont rencontrés une deuxième fois au bureau de l’intimé. Si on en croit l’intimé, C.J. est celui qui aurait incité les trois autres à se rendre le même jour à la clinique de L.R. pour le confronter et lui poser des questions. C’est ainsi que, sans aviser L.R. au préalable, les quatre se sont rendus à la clinique de L.R. à l’heure du midi. À leur arrivée, L.R. était avec un patient.

[17]       Quand L.R. s’est présenté dans la salle d’attente, après le départ de son patient, C.J. lui a enjoint de fermer sa clinique. L.R. s’est exécuté et a libéré son adjointe pour le reste de la journée. Cette rencontre s’est déroulée sans autre témoin.

[18]       L’intimé a indiqué aux enquêteurs que « ça parlait très fort », au point de l’effrayer. Après un certain temps, l’un d’entre eux[8] a demandé à L.R. de procéder à un changement de bénéficiaire sur la police d’assurance vie souscrite par l’entremise de l’intimé.

[19]       Par ailleurs, l’intimé a prétendu qu’il n’était pas celui qui a révélé aux autres que L.R. détenait une assurance vie, ajoutant être comme « une tombe là-dessus »[9]. Il s’est dit d’avis que L.R. l’avait dit lui-même à H.G.J.B.

[20]       N’ayant pas en sa possession un formulaire de changement de bénéficiaire, l’intimé s’est fait télécopier par son bureau un exemplaire à la clinique de L.R. Il l’a dûment rempli, l’a fait signer par son client L.R. et par C.J., H.G.J.B. et J.P., à titre de bénéficiaires irrévocables[10], à raison d’un tiers chacun. De retour à son bureau en fin d’après-midi ce
12 novembre 2014, l’intimé a transmis le changement de bénéficiaires à l’assureur
.

[21]       Le 18 novembre 2014, par lettre adressée à l’intimé, la Banque Laurentienne a donné « Mainlevée de la garantie » qu’elle détenait sur cette police d’assurance vie de L.R.[11]. Questionné par le comité à savoir qui avait requis cette mainlevée, l’intimé a répondu que c’était probablement L.R.

[22]       Le changement de bénéficiaire, tel que demandé en faveur de C.J., H.G.J.B. et J.P., a été confirmé par Empire le 20 novembre 2014[12].

[23]       Le 15 décembre 2014, l’intimé a rempli une autre fiche de changement de bénéficiaire pour cette police, ajoutant les noms des épouses de C.J., H.G.J.B. et J.P. comme bénéficiaires subsidiaires[13]. Ce dernier formulaire a été signé par L.R., les trois bénéficiaires irrévocables et l’intimé, et a été transmis par ce dernier à Empire le
16 décembre 2014. Le lendemain, Empire a envoyé une lettre à L.R. confirmant avoir reçu la demande de changement de bénéficiaire, mais ne pouvoir y procéder en raison d’une correction apportée au nom de l’assuré avec du liquide correcteur, mais sans paraphe du titulaire de la police.

[24]       Une contre-lettre, garantissant à l’intimé les sommes investies par lui auprès de L.R., a été signée par C.J., H.G.J.B. et J.P. et porte la date du 31 janvier 2015. Celle-ci stipule que, advenant le décès de L.R., l’indemnité de son assurance vie de
2 000 000 $ sera séparée en quatre parts égales entre C.J., J.P., H.G.J.B. et
l’intimé.

[25]       Signalons toutefois que l’examen de cette contre-lettre révèle que J.P. avait déjà signé cette convention le 15 janvier 2015. Aussi, bien que le deuxième paragraphe du préambule indique le 15 décembre 2014 comme étant la date de la désignation des bénéficiaires irrévocables, cette dernière date correspond plutôt à la deuxième demande de changement de bénéficiaires pour inclure comme bénéficiaires subsidiaires les épouses des bénéficiaires irrévocables. Or, ce dernier changement n’était pas encore accepté par l’assureur le 31 janvier 2015, date indiquée pour la signature de cette contre-lettre.  

[26]       Entre le 29 janvier et le 22 avril 2015, plusieurs courriels et lettres ont été envoyés par l’assureur à L.R., avec copie à l’intimé en tant que représentant, pour l’aviser du non-paiement de ses primes et des montants en souffrance sur sa police, lui rappelant de donner suite aux paiements afin de maintenir sa police en vigueur. Le 22 avril 2015, l’intimé est intervenu auprès de l’assureur en envoyant un nouveau spécimen chèque qu’il a obtenu par le biais de la sœur de L.R.[14]. Le 29 avril 2015, L.R. a signé un formulaire d’autorisation de débits préautorisés (DPA) que l’intimé a fait parvenir à l’assureur le même jour.

[27]       Le 4 mai 2015, l’intimé a rempli d’une part un formulaire de transfert de propriété de la police au bénéfice de C.J., H.G.J.B. et J.P. qui l’ont signé ainsi qu’une nouvelle fiche de changement de bénéficiaire incluant les noms des épouses[15]. L’intimé a envoyé ces formulaires à Empire le 6 mai 2015.

[28]       Entre le 4 mai 2015 et le 14 août 2015, un échange de courriels et de lettres a eu lieu entre Empire et l’intimé relativement au transfert de propriété envoyé le
6 mai 2015 et à la fiche de changement de bénéficiaire. Empire requérait des corrections notamment une description des personnes ayant apposé leurs signatures sur les formulaires, les professions de C.J., H.G.J.B. et J.P. et la signature de l’intimé en tant que témoin[16].

[29]       Ce n’est que le 18 août 2015 que l’assureur a écrit à C.J., H.G.J.B. et J.P. confirmant le transfert de propriété de la police d’assurance vie de L.R. en leur faveur et le maintien de leur désignation comme bénéficiaires irrévocables et de leurs épouses comme bénéficiaires subsidiaires. L’intimé y était en copie conforme[17].

[30]       Entre les 26 août et 14 octobre 2015, des échanges internes ont eu lieu entre l’intimé et l’assureur, aux fins de fournir des informations additionnelles pour compléter le dossier en rapport avec les nouveaux bénéficiaires[18].

[31]       Le 16 septembre 2015, l’intimé et C.J. ont conclu une nouvelle convention par laquelle l’intimé s’engageait à remettre 37 500 $ à C.J. à même la part qu’il recevrait conformément à la contre-lettre du 30 janvier 2015[19].

[32]        Le 7 novembre 2015, L.R. est décédé, dans des circonstances pour le moins particulières. Par ailleurs, ce dernier a laissé trois lettres datées du même jour dont une à ses frères et sœurs, une autre adressée présumément à C.J. et une à N.B., un avocat[20]

[33]       Cinq jours plus tard, le 12 novembre 2015, l’intimé a informé l’assureur du décès de son client L.R.[21].

[34]       Le 2 décembre 2015, l’intimé a fait suivre un courriel à C.J. avec la convention de partage intervenue entre eux, signée le 16 septembre 2015, quelques semaines avant le décès de L.R., et par laquelle il s’engage à remettre 37 500 $ à C.J.[22].

[35]       Ce même 2 décembre 2015, s’ensuivit un échange de messages textes
(« textos »)
entre l’intimé et J.P., auxquels est jointe la proposition d’une nouvelle convention non datée relative au partage du produit de l’assurance, signée par C.J. et H.G.J.B.[23].

[36]       Au début décembre 2015, d’autres échanges entre H.G.J.B., C.J. et l’intimé, mettant en copie J.P., ont fait état de propositions de règlement échangées entre eux[24].

[37]       Le 10 décembre 2015, l’intimé a adressé à l’assureur les demandes de prestation de décès de la police pour le compte de C.J., J.P. et H.G.J.B., signées par ces derniers et datées du 18 novembre 2015[25].

[38]       Les échanges entre l’intimé et Empire se sont poursuivis en janvier 2016. L’assureur lui ayant confirmé avoir reçu la réclamation, l’intimé s’informait, dès le
14 janvier 2016, si celle-ci était complétée[26].

[39]       Le 28 janvier 2016, une demande de blocage a été présentée au Bureau de décision et de révision de l’AMF et une ordonnance intérimaire a été prononcée[27] impliquant les trois bénéficiaires et l’intimé, ainsi que la succession de L.R. Cette demande visait entre autres la police d’assurance souscrite par l’entremise de l’intimé, ainsi qu’une autre police vendue à L.R. par un autre représentant.

[40]       L’ordonnance rendue le même jour a conclu de ne pas verser l’indemnité d’assurance sur la vie de L.R., de résoudre les changements de propriété et de bénéficiaires afin de remettre les parties dans l’état où elles étaient avant, la désignation de bénéficiaires étant « les ayants droits » de L.R. [28] 

[41]       En guise de témoignage, l’intimé n’a dit que pouvoir réitérer le témoignage déjà livré aux enquêteurs de l’AMF et de la CSF.

[42]       Contre-interrogé, il a confirmé qu’il était présent à la clinique de L.R., avec C.J., H.G.J.B. et J.P., le 12 novembre 2014, mais que la décision avait été prise par les trois autres. Il les connaissait, ayant tous investi par l’entremise de L.R.

[43]       Selon l’intimé, le changement de bénéficiaires signé ce 12 novembre 2014, au bénéfice de C.J., H.G.J.B. et J.P. visait à protéger leurs investissements au moyen de l’assurance vie de L.R.

[44]       À savoir qui a proposé de procéder à une contre-lettre pour prévoir, advenant le décès de L.R., un partage de cette assurance en part égales entre lui, C.J., H.G.J.B. et J.P., l’intimé a répondu que ce sont les autres, lui ayant même suggéré de consulter un avocat pour sa préparation. L’intimé a reconnu ne l’avoir jamais dit à son client L.R.

[45]       Il a reconnu une série de textos relatifs à une nouvelle convention de partage du produit de l’assurance reçue de C.J. et échangés avec J.P., dont le premier est daté du
2 décembre 2015[29].

[46]       Quant à cette dernière convention de C.J., l’intimé a indiqué que, insatisfait du partage ainsi conclu, C.J. voulait le renégocier. Pour sa part, il n’aurait procédé qu’à la répartition, sans faire de proposition.

[47]       Aux dires de l’intimé, lors de l’envoi de la réclamation de décès à l’assureur, l’entente différait de celle décrite dans la contre-lettre du 31 janvier 2015, car C.J. réclamait plus d’argent. L’intimé ajoutant qu’il n’a jamais proposé à C.J. sa part, d’environ 500 000 $.

[48]       J.P. savait que L.R. détenait une police de 2 000 000 $. C’est lui qui a organisé en 2015 la première rencontre avec les deux autres hommes au bureau de l’intimé.  

[49]       Selon l’intimé, C.J. et H.G.J.B. auraient acquitté au cours de 2015 les primes en souffrance sur la police de L.R.

REPRÉSENTATIONS DES PARTIES

[50]        Les parties ont présenté leurs arguments respectifs et discuté de certaines décisions[30].

ANALYSE ET MOTIFS

[51]        Récemment, la Cour d’appel[31] rappelait le fardeau de preuve qu’une partie plaignante doit rencontrer en matière disciplinaire :

« [66] Il est bien établi que le fardeau de preuve en matière criminelle ne s’applique pas en matière civile. Il est tout aussi clair qu’il n’existe pas de fardeau intermédiaire entre la preuve prépondérante et la preuve hors de tout doute raisonnable, peu importe le « sérieux » de l’affaire. La Cour suprême du Canada, dans l’arrêt F.H. c. McDougall, a explicitement rejeté les approches préconisant une norme de preuve variable selon la gravité des allégations ou de leurs conséquences.

[67] Cependant, la preuve doit toujours être claire et convaincante pour satisfaire au critère de la prépondérance des probabilités. Comme démontré plus haut, le Conseil avait bien à l’esprit cette norme et la proposition des juges majoritaires qui soutient le contraire est, avec égards, injustifiée.

[68] Comme le rappelle la Cour suprême, « aussi difficile que puisse être sa tâche, le juge doit trancher. Lorsqu’un juge consciencieux ajoute foi à la thèse du demandeur, il faut tenir pour acquis que la preuve était, à ses yeux, suffisamment claire et convaincante pour conclure au respect du critère de la prépondérance des probabilités ».

[52]        Le comité doit maintenant déterminer si la preuve présentée par la plaignante est suffisamment claire et convaincante pour trouver l’intimé coupable sous chacun des quatre chefs portés contre lui, invoquant au soutien les dispositions suivantes :

Loi sur la distribution des produits et services financiers (RLRQ, c. D-9.2)

16.  Un représentant est tenu d’agir avec honnêteté et loyauté dans ses relations avec ses clients.

Il doit agir avec compétence et professionnalisme.

Code de déontologie de la Chambre de la sécurité financière (RLRQ, c. D-9.2, r.3)

6. La conduite du représentant doit être empreinte de dignité, de discrétion, d’objectivité et de modération.

18. Le représentant doit, dans l’exercice de ses activités, sauvegarder en tout temps son indépendance et éviter toute situation où il serait en conflit d’intérêts.

19. Le représentant doit subordonner son intérêt personnel à celui de son client et de tout client éventuel. Sans restreindre la généralité de ce qui précède, le représentant:

1°  ne peut conseiller à un client de faire des placements dans une personne morale, une société ou des biens dans lesquels il a, directement ou indirectement, un intérêt significatif;

2°  ne peut accomplir quelque transaction, entente ou contrat que ce soit avec un client qui, de façon manifeste, n’est pas en mesure de gérer ses affaires à moins que les décisions prises pour accomplir ces transactions, ententes ou contrats le soient par des personnes qui peuvent légalement décider en lieu et place de ce client;

3°  ne peut accomplir quelque transaction, entente ou contrat que ce soit à titre de représentant avec un client dont il est le tuteur datif, le curateur ou le conseiller au sens du Code civil.

21. Le représentant doit ignorer toute intervention d’un tiers susceptible d’influer sur l’exécution des devoirs reliés à l’exercice de ses activités au préjudice de son client ou de tout client éventuel. »

[53]       Rappelons que c’est la disposition législative ou règlementaire qui crée l’infraction.

[54]       Aussi, comme le procureur de la plaignante l’a soutenu, le comité est d’avis que l’arrêt Kienapple[32] ne peut s’appliquer en l’espèce entre chacun des chefs. Les gestes reprochés à l’intimé étant indépendants les uns des autres.  

[55]       Le comité estime que la preuve présentée par la plaignante est suffisamment claire et convaincante pour déclarer l’intimé coupable sous chacun des quatre chefs contenus à la plainte.

[56]       Ceci dit, le premier chef d’accusation reproche à l’intimé de s’être présenté à la clinique de son client L.R. accompagné de C.J., J.P. et H.G.J.B., des personnes ayant investi par l’entremise de L.R., et de lui avoir fait signer un formulaire de changement de bénéficiaire de la police d’assurance vie d’un capital assuré de 2 000 000 $ pour y désigner C.J., J.P. et H.G.J.B. à titre de bénéficiaires irrévocables, alors qu’il avait lui-même investi par l’entremise de son client.

[57]       Même si le comité donnait foi au témoignage de l’intimé voulant qu’il était terrorisé par les échanges intervenus à cette rencontre du 12 novembre 2014 à la clinique de son client, le comité ne peut faire abstraction du fait que, préalablement à cette visite, les deux rencontres avec C.J., H.G.J.B. et J.P. ont eu lieu à son bureau, qu’il s’est rendu avec eux directement chez son client, alors que ceux-ci avaient manifestement une intention qui n’était pas dans l’intérêt de ce dernier.

[58]       De plus, une fois rendu, c’est grâce à lui, que le formulaire de changement de bénéficiaire a pu être complété, l’ayant fait télécopier par son bureau à la clinique de son client. Il avait pourtant là, une belle occasion de gagner du temps en reportant le tout afin de protéger son client.  

[59]       Rappelons qu’une désignation irrévocable de bénéficiaire est rarement conseillée étant donné les conséquences d’un tel choix. Le caractère irrévocable de cette désignation faisait en sorte que son client devrait dorénavant obtenir le consentement de ces bénéficiaires pour procéder à tout changement à ce titre. Il s’avère que l’intimé a fait défaut de conseiller son client sur les conséquences d’une telle désignation ainsi qu’à l’égard de la répartition des sommes à verser en parts égales entre les bénéficiaires, sachant au surplus que les dettes ou les investissements perdus par ceux-ci étaient inférieurs à la protection de cette assurance.  

[60]       Même si on retenait la version de l’intimé voulant qu’il fût pris dans un tourbillon au cours de la visite à la clinique de son client et qu’il ait assisté à une escalade de la pression exercée sur ce dernier, il n’en demeure pas moins que la durée du trajet entre son bureau et la clinique lui offrait la possibilité d’aviser son client de leur visite, voire de renoncer à s’y rendre, de sorte que ce changement de bénéficiaires n’aurait probablement pas pu être fait ou à tout le moins, l’intimé n’y aurait pas participé.

[61]       Qui plus est, de retour à son bureau, l’intimé s’est empressé de transmettre ledit formulaire à l’assureur pour qu’il y soit donné suite. Or, avant de l’envoyer à l’assureur, il avait là une autre occasion de corriger le tir en communiquant avec son client et lui expliquant qu’il pouvait encore se raviser en détruisant ledit formulaire plutôt que de l’envoyer à l’assureur.

[62]       En agissant comme il l’a fait, l’intimé a non seulement fait fi de la loyauté qu’il devait à son client L.R., mais il a privilégié l’intérêt des bénéficiaires et le sien au détriment de celui de son client. La signature de la contre-lettre a suivi de très près cette rencontre et lui garantissait une part du produit de cette assurance[33]. Cet élément s’ajoute à ceux mentionnés ci-devant faisant en sorte que le comité accorde peu de crédibilité au témoignage de l’intimé pour expliquer son comportement.  

[63]       Et même, abstraction faite de cette contre-lettre, comme l’énonce l’article 21 du Code de déontologie, le représentant se doit d’ignorer toute intervention de tiers, en l’occurrence C.J., H.G.J.B. et J.P., susceptible d’influer sur l’exécution des devoirs reliés à l’exercice de ses activités au préjudice de son client ou de tout client éventuel.

[64]       Même si ce 12 novembre 2014, l’intimé a contrevenu à chacune des dispositions invoquées au soutien de ce premier chef d’accusation, le comité est d’avis que, dans les circonstances, l’article 21 du Code de déontologie est celui qui répond de façon plus précise aux gestes reprochés à l’intimé sous ce chef.

[65]       Par conséquent, le comité déclarera l’intimé coupable pour avoir contrevenu
à l’article 21
du Code de déontologie de la CSF sous ce premier chef et, afin de respecter la règle interdisant les condamnations multiples, ordonnera la suspension de procédures à l’égard des autres dispositions alléguées à son soutien.

[66]        Le deuxième chef d’accusation reproche à l’intimé d’avoir, le 31 janvier 2015, fait défaut de sauvegarder son indépendance et/ou de s’être placé en situation de conflit d’intérêts en signant une contre-lettre avec C.J., J.P. et H.G.J.B., prévoyant qu’advenant le décès de son client L.R., l’indemnité de 2 000 000 $ de la police d’assurance sur la vie de ce dernier serait séparée en quatre parts égales entre C.J., J.P., H.G.J.B. et lui-même.

[67]       Le comité convient avec la procureure de l’intimé que la signature d’une contre-lettre n’est pas en soi illégale, mais ce n’est pas ce que ce chef soulève.

[68]       Aussi, l’intimé n’est pas crédible, plus particulièrement quand il témoigne que ce sont C.J., H.G.J.B. et J.P. qui ont suggéré, advenant le décès de L.R., de lui attribuer 500 000 $ sur le produit de l’assurance et de consulter un avocat pour la préparation de cette contre-lettre.

[69]       À l’instar du procureur de la plaignante, le comité est d’avis que c’est en raison du changement de bénéficiaire à titre irrévocable en faveur de C.J., J.P. et H.G.J.B que l’intimé a obtenu les 500 000 $ indiqués dans la contre-lettre.

[70]       Comment expliquer autrement cette générosité de la part de C.J., J.P. et H.G.J.B.? Cela faisait vraisemblablement partie des discussions intervenues et de la stratégie décidée entre C.J., H.G.J.B., J.P. et l’intimé avant de se rendre à la clinique de L.R. le 12 novembre 2014.

[71]       Le concours de l’intimé comme représentant était ainsi compensé. D’ailleurs, contre-interrogé, l’intimé s’est montré pour le moins évasif quant à sa participation à la prise de cette décision.

[72]       La séquence des événements entourant cette affaire paraît, en outre, appuyer cette conclusion. L’intimé a retenu les services d’un avocat pour la préparation de cette contre-lettre et considérant la période des fêtes 2014-2015, force est de constater que le tout s’est déroulé rapidement entre la signature du formulaire de changement de bénéficiaire le 12 novembre 2014 et celle de la contre-lettre par J.P. dès le 15 janvier suivant suivie de celle des autres signataires le 31 janvier 2015.

[73]       Encore une fois, l’intimé a privilégié son intérêt en se faisant céder par C.J., J.P. et H.G.J.B. une partie de la protection d’assurance de L.R., et ce, à l’insu de ce dernier.  

[74]       Par conséquent, le comité le déclarera coupable pour avoir contrevenu à l’article 18 du Code de déontologie et ordonnera la suspension de procédures à l’égard des autres dispositions invoquées sous ce deuxième chef d’accusation.

[75]       Le troisième chef d’accusation reproche à l’intimé d’avoir fait défaut, le 4 mai 2015, de sauvegarder son indépendance et/ou de s’être placé en situation de conflit d’intérêts en faisant signer à son client L.R. une demande de transfert de propriété de la même assurance vie pour y désigner C.J., J.P. et H.G.J.B. à titre de nouveaux titulaires de ladite police, alors qu’il en était devenu co-bénéficiaire avec ces derniers en vertu de la contre-lettre du mois de janvier précédent.

[76]       L’intimé n’a pas sauvegardé son indépendance en faisant signer à son client L.R. une demande de transfert de propriété de la police, lui faisant ainsi perdre tout contrôle ou bénéfice découlant de cette police, encore une fois à l’encontre de l’intérêt de ce dernier.

[77]       Par conséquent, le comité le déclarera coupable pour avoir contrevenu à l’article 19 du Code de déontologie sous ce troisième chef et ordonnera la suspension de procédures à l’égard des autres dispositions alléguées à son soutien.

[78]        Enfin, le dernier et quatrième chef d’accusation, reproche à l’intimé d’avoir fait défaut, le 10 décembre 2015, à la suite du décès de L.R., de sauvegarder son indépendance et/ou de s’être placé en situation de conflit d’intérêts en transmettant à l’assureur les demandes de prestation de décès de la police pour le compte de C.J., J.P. et H.G.J.B., alors qu’il en était également bénéficiaire avec ceux-ci.

[79]       Rappelons l’importance du contexte entourant l’envoi de cette réclamation par l’intimé, étant donné le courriel de C.J. pressant les autres de la signer, car la famille de L.R. voulait intervenir. L’intimé a agi en dépit du fait que la succession de son client L.R. était préjudiciée par sa démarche entreprise de concert avec C.J., H.G.J.B. et J.P.  

[80]        En soumettant cette réclamation de prestation de décès, l’intimé se plaçait sans aucun doute en situation de conflit d’intérêts sachant d’autant plus qu’il bénéficiait d’une partie de cette prestation en vertu de la contre-lettre.

[81]        Par conséquent, il sera déclaré coupable sous ce quatrième chef d’accusation pour avoir contrevenu à l’article 18 du Code de déontologie. L’arrêt des procédures sera également ordonné à l’égard des autres dispositions invoquées au soutien de ce dernier chef.

 

PAR CES MOTIFS, le comité de discipline :

RÉITÈRE ORDONNER la non-divulgation, la non-diffusion et la non-publication des noms et prénoms des consommateurs impliqués dans la présente plainte ainsi que toute information personnelle les concernant;

DÉCLARE l’intimé coupable de l’infraction décrite au chef 1, pour avoir contrevenu à l’article 21 du Code de déontologie de la Chambre de la sécurité financière
(RLRQ, c. D-9.2, r.3);

DÉCLARE l’intimé coupable de l’infraction décrite au chef 2, pour avoir contrevenu à l’article à l’article 18 du Code de déontologie de la Chambre de la sécurité financière (RLRQ, c. D-9.2, r.3);

DÉCLARE l’intimé coupable de l’infraction décrite au chef 3, pour avoir contrevenu à l’article 19 du Code de déontologie de la Chambre de la sécurité financière
(RLRQ, c. D-9.2, r.3);

DÉCLARE l’intimé coupable de l’infraction décrite au chef 4, pour avoir contrevenu à l’article 18 du Code de déontologie de la Chambre de la sécurité financière
(RLRQ, c. D-9.2, r.3);

ORDONNE l’arrêt conditionnel des procédures à l’égard des autres dispositions invoquées au soutien de chacun des chefs 1 à 4;

CONVOQUE les parties avec l’assistance du secrétaire du comité de discipline à une audition sur sanction.

 

 

(s) Janine Kean______________________

Me Janine Kean

Présidente du comité de discipline

 

 

(s) John Ruggieri_____________________

M. John Ruggieri, A.V.A.

Membre du comité de discipline

 

 

 

 

Me Mathieu Cardinal

CDNP AVOCATS INC.

Procureurs de la partie plaignante

 

Me Carolyne Mathieu

CABINET DE SERVICES JURIDIQUES INC.

Procureurs de la partie intimée

 

Date d’audience :

Le 20 décembre 2016

 

 

COPIE CONFORME À L’ORIGINAL SIGNÉ



[1] Le troisième membre du comité, M. Richard Leduc, étant depuis retraité, la présente décision est rendue par les deux autres membres, conformément à l’article 371 de la Loi sur la distribution de produits et services financiers (RLRQ, c. D-9.2) et à l’article 118.3 du Code des professions (RLRQ, c. C-26).

[2] P-1 à P-37.

[3] P-36.

[4] P-35 et P-37 respectivement.

[5] P-7.

[6] Notons qu’aucune preuve documentaire démontrant le remboursement n’a été produite par l’intimé.

[7] P-6.

[8] L’intimé a témoigné être incapable de dire lequel a demandé ce changement à L.R. 

[9] P-35, p. 65.

[10] P-8.

[11] P-9.

[12] P-10.

[13] P-11.

[14] P-14.

[15] P-15.

[16] P-16 à P-21.

[17] P-22 et P-18.

[18] P-23 à P-25.

[19] P-29.

[20] P-26.

[21] P-28.

[22] P-29, p. 003308.

[23] P-30.

[24] P-31.

[25] P-32.

[26] P-33.

[27] P-34.

[28] P-34.

[29] P-30.

[30] Pour la plaignante : Lévesque c. Giroux et CSF, 2011 QCCQ 11691 (CD00-0720), décision de la Cour du Québec du 7 septembre 2011; Fontaine c. CSF, 2016 QCCQ 3787, décision de la Cour du Québec du 29 avril 2016; CSF c. Szabo, CD00-1104, décision sur culpabilité du 29 juillet 2016.

Pour l’intimé : AMF c. La Souveraine compagnie d’assurances générales, 2012 QCCA 13, jugement de la Cour d’appel du 10 janvier 2012.

[31] Bisson c. Lapointe, 2016 QCCA 1078.

[32] Kienapple c. R., [1975] 1 RCS 729.

[33] Voir les observations du comité au sujet de cette contre-lettre faisant l’objet du deuxième chef d’accusation.

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