Chambre de l'assurance de dommages (Québec)

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Contenu de la décision

 

 
 COMITÉ DE DISCIPLINE

CHAMBRE DE L’ASSURANCE DE DOMMAGES

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

 

N° :

2012-06-01(E)

 

DATE :

6 mai 2013

______________________________________________________________________

 

LE COMITÉ :

Me Marco Gaggino

Vice-Président

Mme Danielle Renaud, expert en sinistre

 Membre

M. Jules Lapierre, expert en sinistre

 Membre

______________________________________________________________________

 

CAROLE CHAUVIN, ès qualités de syndic de la Chambre de l’assurance de dommages

Plaignante

c.

MICHEL BARCELO, expert en sinistre

Intimé

______________________________________________________________________

 

DÉCISION INTERLOCUTOIRE

______________________________________________________________________

 

 

[1]           L’Intimé est cité devant le Comité de discipline de la Chambre de l’assurance de dommages (le « Comité ») sous le chef suivant :

1-         Depuis le 24 janvier 2011 jusqu’à ce jour, entrave l’enquête du bureau du syndic de la Chambre de l’assurance de dommages en faisant défaut de répondre aux demandes de renseignements contenues dans les correspondances du syndic de la Chambre de l’assurance de dommages, lesquelles lui étaient adressées relativement à sa conduite professionnelle, le tout en contravention avec la Loi sur la distribution de produits et services financiers et le Code de déontologie des experts en sinistre, notamment aux dispositions de l’article 342 de la Loi et des articles 54 et 56 dudit Code.

[2]           Lors d’une conférence préparatoire téléphonique tenue le 10 octobre 2012, l’Intimé a informé le Comité qu’il avait l’intention de demander que l’audience sur culpabilité de cette citation soit suspendue jusqu’à ce que la Cour supérieure se prononce sur une requête introductive d’instance déposée par la Plaignante et intitulée Requête pour obtenir une ordonnance autorisant durant une enquête déontologique du syndic, l’accès à tout renseignement et tout document en la garde, possession ou contrôle d’un assureur (la « Requête »). Cette requête est dirigée contre Aviva, Compagnie d’assurance du Canada (« Aviva ») et contre Compagnie d’Assurance Traders Générale.

[3]           Tel que convenu lors de la conférence préparatoire, l’Intimé a transmis au Comité une requête écrite en suspension de l’Instance qui a été entendue le 22 novembre 2012.

LES FAITS

[4]            Tel qu’il appert de la requête de l’Intimé et des pièces à son soutien, ce dernier était, en tout temps pertinent, un employé d’Aviva.

[5]           Le ou vers le 24 janvier 2011, l’Intimé est avisé par lettre qu’une enquête de la Chambre de l’assurance de dommages (« ChAD ») est entreprise à son égard suite à un sinistre survenu le ou vers le 2 juillet 2008 et causant la perte totale d’une résidence assurée par Aviva[1].

[6]           Dans cette lettre, la ChAD demande à l’Intimé de lui communiquer l’ensemble du dossier relatif à ce sinistre.

[7]           À la même date, une demande similaire est adressée, par lettre de la ChAD, à Aviva[2].

[8]           Par lettre du 16 mai 2011, les procureurs d’Aviva et de l’Intimé transmettent à la ChAD certains des documents demandés. Par ailleurs, dans la même lettre, les procureurs avisent la ChAD que certains autres documents ne seront pas transmis et ce pour divers motifs, qu’il convient de reproduire ici:

« Veuillez noter que certains documents n’ayant pas trait aux activités du représentant ne sont pas contenus à même la volumineuse documentation ci-jointe :

1-    Toute évaluation obtenue par l’assureur quant aux dommages subis ou quant à la cause de ceux-ci. Les opinions des experts et évaluateurs ne sont en rien reliées aux activités du représentant, monsieur [Barcelo], et constituent par ailleurs une documentation dont le caractère privilégié a été depuis longtemps reconnu par la Cour d’appel;

2-    Aucune opinion juridique, partielle ou complète, n’a été jointe à la documentation ci-annexée. Ces documents, le cas échéant, sont couverts par le secret professionnel et ne peuvent être communiqués à qui que ce soit, dans un cas comme celui-ci, conformément aux enseignements de la Cour suprême;

3-    Les communications purement internes chez l’assureur ne sont pas, non plus, jointes à la présente. Ces documents ne se rattachent en rien aux activités du représentant et, dans plusieurs cas, il s’agit de communications émanant d’individus ne relevant pas de l’autorité de la Chambre de l’assurance de dommages ou, dans les autres cas, de représentants non visés par la plainte;

4-    Toute note par ailleurs contenue au dossier de réclamation et ayant trait aux directives et stratégies internes chez l’assureur, programmes de mise en marché et toute autre information reliée aux opérations de l’assureur et n’ayant aucun lien avec les activités du représentant visé par la plainte. »[3]

[9]           Le ou vers le 11 juin 2012, la Plaignante a signifié la Requête à Aviva dans laquelle elle demande, notamment :

« ORDONNER à AVIVA, Compagnie d’assurance du Canada, ET Compagnie d’Assurance Traders Générale, de communiquer à la demanderesse une copie complète du dossier de réclamation, physique et informatique, pour le sinistre survenu le ou vers le 2 juillet 2008, causant la perte totale de la résidence de l’assurée madame N.F., laquelle est assurée par Aviva Traders sous la police d’assurance P20491012PAP, outre toutes opinions juridiques ».[4]

[10]         La Requête se fonde essentiellement sur les motifs suivants:

« 33. Le syndic est d’avis que la LDPSF et la jurisprudence lui accordent le droit d’obtenir, pour les fins de ses enquêtes, tous documents, sans exception, pour lui permettre de comprendre dans sa globalité les faits et gestes d’un professionnel et que sauf excès apparent, il n’a pas à justifier ses demandes d’accès aux informations et documents demandés;

34. Subsidiairement, en l’espèce, il est clair que les documents et informations recherchés par le syndic sont en lien direct avec la pratique professionnelle et les activités de l’expert en sinistre, sujet de l’enquête déontologique menée par le syndic »;

[11]        Le 21 juin 2012, la Plaignante a déposé la plainte disciplinaire dont est saisi le Comité.

ARGUMENTATION DE L’INTIMÉ

[12]        Les arguments au soutien de la demande de suspension de l’instance de l’Intimé sont articulés de la façon suivante dans sa requête écrite :

« 17. Les privilèges revendiqués dans le cadre de la Requête sont en fait attachés aux Documents en Litige;

18. La Plainte reproche donc essentiellement à l’Intimé de n’avoir pas communiqué les Documents en Litige lorsque requis de ce faire par la Syndic;

19. Or, le pouvoir même de la Syndic d’exiger la communication des Documents en Litige, voire même d’en prendre connaissance dans le cadre de son enquête, est présentement remis en question devant la Cour supérieure qui décidera ultimement (et ce à la demande de la Plaignante) des droits de la Plaignante à cet égard;

20. En tous temps pertinents aux présentes, l’Intimé a agi à titre d’employé d’Aviva et donc, il serait illogique, voire inapproprié, que d’une part, la Cour supérieure décide que la Plaignante n’a pas le droit de prendre connaissance du contenu des Documents en litige dans le cadre de son enquête mais que d’autre part, ce Comité tranche qu’elle ait le droit d’en obtenir copie de l’Intimé et donc, que celui-ci avait l’obligation de les communiquer, nonobstant les privilèges qui pourraient être reconnus par la Cour supérieure;

21. Si la Cour supérieure jugeait que les privilèges invoqués en rapport avec les Documents en Litige sont fondés, il s’agira là d’un élément fondamental, sinon déterminant quant au pouvoir de ce Comité d’en ordonner la communication ou de « discipliner » l’Intimé pour avoir exigé le respect de privilèges reconnus par la Loi et rattachés aux Documents en Litige :

22. Puisque tant la Cour supérieure que ce Comité sont saisis de questions identiques visant la divulgation des mêmes documents à la Plaignante dans le cadre de la même enquête, en lien avec le même sinistre, l’Intimé soumet que la suspension de la présente instance s’impose notamment :

(i) Pour éviter des jugements contradictoires;

(ii) Pour empêcher la possibilité pour la Plaignante de contourner l’effet du litige civil ou d’attaquer les motifs du jugement de la Cour supérieure de façon collatérale;

(iii) Pour respecter la paix sociale et la stabilité/cohérence des jugements rendus par les tribunaux;

23. La saine administration de la justice dicte que la présente cause soit suspendue en attendant le jugement final de la Cour supérieure quant au bien-fondé des privilèges invoqués et rattachés aux Documents en Litige; »

[13]        Lors de l’audience, l’Intimé a élaboré sur ces arguments en les appuyant de plusieurs autorités.

ARGUMENTATION DE LA PLAIGNANTE

[14]        La Plaignante soumet que la présente instance ne devrait pas être suspendue.

[15]        À cet effet, la Plaignante rappelle le but des règles de déontologie soit, de favoriser la protection du public et la pratique intègre et compétente des activités de l’expert en sinistre.

[16]        Pour la Plaignante, le rôle du syndic est, en premier lieu, de veiller à la bonne conduite des membres. Le refus de collaboration, même lorsqu’ il s’agit de documents confidentiels, constitue une faute.

[17]        À cet effet, la Plaignante rappelle les propos suivants du Tribunal des professions dans l’affaire Marin c. Lemay[5] :

« [36] Cette obligation de répondre, imposée aux professionnels, est essentielle au fonctionnement du système disciplinaire.

 [37] En effet, en l’absence de réponse, le syndic ne peut prendre une décision éclairée sur l’opportunité de déposer une plainte, il ne peut informer convenablement le dénonciateur du progrès de l’enquête et l’enquête demeure incomplète.

[38] En conséquence, si le professionnel ne répond pas, le syndic ne peut remplir ses propres obligations énoncées au Code des professions (arts. 122, 123, 123.1 L.R.Q., c. C-26). Une telle situation paralyse le processus et transmet au public l’impression que ni le professionnel, ni le syndic ne sont en mesure de le protéger. »

[18]        Par ailleurs, en réponse aux arguments de l’Intimé, la Plaignante souligne qu’il n’est pas une partie dans le litige civil dans lequel Aviva est impliquée et qu’il n’y a donc pas de possibilité de jugements contradictoires, d’autant plus que l’instance disciplinaire se distingue de l’instance civile.

[19]        Finalement, la Plaignante soumet qu’il serait contraire à l’intérêt du public de suspendre la présente instance et ainsi paralyser l’enquête de la Plaignante.

ANALYSE ET DÉCISION

Contexte légal

[20]        L’Intimé est, à titre d’expert en sinistre, soumis au Code de déontologie des experts en sinistre  (le « Code ») lequel prévoit en son article premier :

« 1.  Les dispositions du présent code visent à favoriser la protection du public et la pratique intègre et compétente des activités de l'expert en sinistre quel que soit son mode d'exercice, la nature de sa relation contractuelle avec son mandant ou sa catégorie de discipline. »

[21]        Par ailleurs, la Loi sur la distribution de produits et services financiers (« LDPSF ») accorde au syndic un vaste pouvoir d’enquête lui permettant, notamment, d’exiger l’accès à tout document relatif aux activités du représentant.[6]

[22]        Afin de pouvoir mener à bien cette enquête, la LDPSF prévoit à l’article 342 :

« 342. Nul ne peut entraver le travail d’un enquêteur, notamment en l’induisant en erreur.»

[23]        De son côté, le Code énonce ce qui suit, aux articles 54 et 56 :

« 54.  L'expert en sinistre doit répondre dans les plus brefs délais à toute correspondance du syndic, du cosyndic ou d'un adjoint du syndic de la Chambre dans l'exercice des fonctions qui leur sont dévolues par la Loi sur la distribution de produits et services financiers (chapitre D-9.2) et ses règlements d'application.

56.  L'expert en sinistre ne doit pas entraver, directement ou indirectement, le travail de l'Autorité des marchés financiers, de la Chambre ou de l'un de ses comités, du syndic, du cosyndic, d'un adjoint du syndic ou d'un membre de leur personnel. »

[24]        Comme le rappelait le Comité dans Chauvin c. Mayer et Guertin[7] :

« [53] Toute forme d’entrave au travail du syndic cause un préjudice grave à la protection du public au point tel que le législateur a jugé opportun, en 2008, d’en faire un motif pour obtenir la radiation provisoire et immédiate de l’intimé. »

[25]        Par ailleurs, tel que l’énonce la Cour suprême dans Pharmascience Inc. c. Binet[8] :

« [37] Dans ce contexte, on doit s’attendre à ce que les personnes dotées non seulement du pouvoir mais aussi du devoir d’enquêter sur la conduite d’un professionnel disposent de moyens suffisamment efficaces pour leur permettre de recueillir toutes les informations pertinentes afin de déterminer si une plainte doit être portée. Comme on l’a vu, le Code des professions attribue à un fonctionnaire indépendant, le syndic, la charge d’enquêter et de se prononcer sur la nécessité de déposer une plainte devant le comité de discipline. Le juge Dalphond, alors à la Cour supérieure, décrivait clairement le rôle capital dévolu par le législateur à cet acteur dans Parizeau c. Barreau du Québec, [1997] R.J.Q. 1701, p. 1708 :

La clé de voûte au niveau du contrôle de la profession est le syndic, qui joue un double rôle : celui d’enquêteur doté de pouvoirs importants (art. 122 du code) et celui de dénonciateur ou plaignant devant le comité de discipline (art. 128 du code).»

[26]        C’est dans ce contexte que la demande de suspension de l’Intimé doit notamment être examinée.

Contexte factuel

[27]        Des faits qui ont été présentés, le Comité retient que, suite à un sinistre, la Plaignante a procédé à une enquête.

[28]        Dans le cadre de cette enquête, la Plaignante a demandé certains documents à l’assureur, Aviva, qui est également l’employeur de l’Intimé.

[29]        Aviva a refusé de communiquer ces documents en alléguant, notamment, leur caractère privilégié.

[30]        La Plaignante s’est donc adressée à la Cour supérieure afin que ces documents lui soient rendus accessibles.

[31]        Par ailleurs, parallèlement, la Plaignante s’est également adressée à l’Intimé afin d’obtenir des informations relatives à ce sinistre et, essentiellement, accès aux mêmes documents que ceux demandés auprès d’Aviva.

[32]        La même réponse que celle d’Aviva a été donnée à l’égard de cette demande. La Plaignante a alors déposé contre l’Intimé la plainte dont le Comité est saisi et qui est fondée sur les articles 54 et 56 du Code ainsi que sur l’article 342 de la LDPSF.

Les motifs à l’appui de la demande de suspension

[33]        Selon l’Intimé, l’instruction de la citation devrait être suspendue jusqu’à ce que la Cour supérieure établisse le droit de la Plaignante d’obtenir les documents auxquels Aviva refuse l’accès.

[34]        Les motifs à la base de la demande de suspension de l’Intimé sont bien résumés à sa requête écrite et, plus particulièrement, aux paragraphes 22 et 23 :

« 22. Puisque tant la Cour supérieure que ce Comité sont saisis de questions identiques visant la divulgation des mêmes documents à la Plaignante dans le cadre de la même enquête, en lien avec le même sinistre, l’Intimé soumet que la suspension de la présente instance s’impose notamment :

(i) Pour éviter des jugements contradictoires;

(ii) Pour empêcher la possibilité pour la Plaignante de contourner l’effet du litige civil ou d’attaquer les motifs du jugement de la Cour supérieure de façon collatérale;

(iii) Pour respecter la paix sociale et la stabilité/cohérence des jugements rendus par les tribunaux;

23. La saine administration de la justice dicte que la présente cause soit suspendue en attendant le jugement final de la Cour supérieure quant au bien-fondé des privilèges invoqués et rattachés aux Documents en Litige; » 

La possibilité de jugements contradictoires

[35]        L’intimé soutient qu’il y a danger que la Cour supérieure et le Comité rendent des jugements contradictoires quant à la nature des documents auxquels la Plaignante veut avoir accès.

[36]        À cet effet, il faut noter, en premier lieu, que le litige en Cour supérieure vise Aviva et non l’Intimé, lequel est soumis aux règles de son Code de déontologie. En vertu de ces règles, il a été cité suite à une plainte de la Plaignante. Le Comité, qui est saisi de cette citation, n’a pas le mandat de trancher le litige en Cour supérieure entre la Plaignante et Aviva, mais il doit plutôt déterminer si l’Intimé a entravé l’enquête de la Plaignante en faisant défaut de répondre aux demandes de renseignements contenues dans ses correspondances, tel que l’énonce la plainte.

[37]        À première vue, et bien que certaines questions similaires puissent devoir être traitées par les deux instances, il n’y a pas de danger de jugement contradictoire. Dans le dossier de la Cour supérieure, celle-ci doit décider si Aviva doit donner accès aux documents demandés à la Plaignante alors que le Comité doit statuer sur le comportement de l’Intimé et décider s’il constitue une entrave à l’enquête de la Plaignante.

[38]        Il est utile de rappeler que le droit professionnel est un droit sui generis qui ne doit pas être confondu avec le droit civil et, à cet effet, en règle générale, le Comité disciplinaire ne tiendra pas compte des procédures civiles prises parallèlement au processus disciplinaire.

[39]        Ainsi, dans l’affaire Pigeon c. Comité de discipline de l’A.C.A.I.Q.,[9] la Cour du Québec écrit ce qui suit :

« [38]  Il s'avère que le Comité de discipline doit décider à la lumière de la preuve faite devant lui, si l'intimé a commis les actes qui lui sont reprochés par la plainte et, dans l'affirmative, si l'intimé a ainsi commis une infraction disciplinaire ou déontologique.

[39] Le Comité de discipline n'est pas lié par une décision rendue dans le cadre d'une instance civile ou criminelle relativement aux faits qui font l'objet d'une plainte disciplinaire contre un courtier ou agent d'immeuble.

 

[40] De même, la décision rendue en matière disciplinaire n'aura pas l'autorité de la chose jugée à l'égard des autres recours, civils ou criminels, car la nature des conclusions recherchées par ces recours diffère de celle visée par le droit disciplinaire.

 

[41] En d'autres termes, le recours disciplinaire est autonome et peut-être exercé concurremment avec les recours civil et criminel. » (Nos soulignements)

[40]        Dans l’affaire Milunovic c. Beaudin[10], le Comité de discipline du Barreau, saisi d’une demande de sursis de l’audience jusqu’au jugement à être rendu par la Cour supérieure entre les mêmes parties, motivait ainsi sa décision de rejeter ladite demande :

« [21] Le Comité ne retrouve pas une telle situation potentielle de jugements contradictoires dans le présent dossier;

[22] Le Comité de discipline a seul compétence pour déterminer si les agissements reprochés à l’intimée par le plaignant constituent des manquements déontologiques;

[23] La Cour supérieure pour sa part aura à déterminer si l’intimée, par sa conduite, a causé des dommages au plaignant et engagé sa responsabilité professionnelle;

[24] La présente situation est identique à celle qui s’est présentée dans l’affaire Boulet où le Comité de discipline de l’Ordre des ingénieurs a refusé de suspendre le processus disciplinaire;

[25] Dans ce dossier, l’intimé invoquait au soutien de sa demande de suspension :

  L’existence d’une action en dommages à l’origine de la plainte disciplinaire qui impliquait les mêmes parties devant deux (2) juridictions distinctes,

  Le risque de jugements contradictoires,

  La non-nécessité de faire subir à son client deux (2) procès sur les mêmes faits,

  La préséance qui doit être accordée à la Cour supérieure,

  L’absence de danger pour la protection du public;

 [26]  Dans cette affaire, maintenue par le Tribunal des professions, le Comité écrit :

 

« [24] Le Comité ne croit pas qu’il y ait un risque de décisions contradictoires, car il est le seul tribunal habilité à analyser le comportement, fautif ou non, d’un professionnel en relation avec son code de déontologie.

 

[25]  Le Comité n’est pas à la remorque d’une autre instance tant civile que criminelle.

 

[26]  Sa décision pourra être utile à certains égards à d’autres instances mais celles-ci ne sont d’aucune utilité pour celui-ci.

 

[27]  Le Comité doit tenir compte aussi du message qu’il adresse à ses pairs en regard de ses décisions, s’il acceptait de remettre ses auditions en raison de poursuites devant d’autres instances, il ne remplirait pas le rôle que lui confie le législateur.

 

[28]  De plus, cela aurait pour conséquence de paralyser le processus disciplinaire ce qui va à l’encontre de son devoir en regard de la protection du public. »

 

[27] Dans l’affaire Feldman, le Tribunal des professions a refusé la permission d’appeler d’une décision interlocutoire refusant une suspension du processus disciplinaire dans l’attente d’un jugement de la Cour supérieure impliquant les mêmes parties en s’exprimant comme suit :

 

« [17] Contrairement à ce que prétend le requérant, les recours de la plaignante, même s’ils sont fondés sur les mêmes faits, ne sont pas susceptibles d’engendrer des jugements contradictoires puisque l’objet et la portée de ces derniers sont fort différents, l’un pouvant entre autres donner ouverture à une compensation monétaire en faveur de l’intimée, l’autre pas.

 

[24]     ... Ainsi, qu’il soit poursuivi au criminel ou au civil et en discipline, le requérant peut en même temps être cité à comparaître devant ses pairs pour des infractions disciplinaires reposant sur les mêmes faits, mais il n’y a pas lieu pour cette raison de retarder l’instance disciplinaire dont les fins sont fort différentes. Comme l’affirme le juge Tellier dans la cause citée(17) par le Comité, il reviendra au Comité de prendre les moyens jugés appropriés et opportuns pour assurer aux parties qu’il disposera de la plainte dans leurs droits respectifs, les articles 142 et 143 du Code, entre autres, y pourvoient d’ailleurs. » (Nos soulignements)

[41]        À la lumière de ces principes, le Comité conclut qu’il n’y pas de danger de jugements contradictoires et, à cet effet, l’ordonnance, ou l’absence d’ordonnance, contre Aviva ne liera pas le Comité puisqu’il s’agit de deux instances distinctes ayant chacune leur propre finalité.

L’attaque collatérale 

[42]        Selon l’Intimé, si le Comité ne suspend pas ses audiences, il en résultera une attaque collatérale à l’endroit du jugement que rendra la Cour supérieure.

[43]        L’intimé fonde cet argument, notamment, sur l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans Ville de Toronto c. S.C.F.P., section locale 79. Dans cette affaire, la Cour suprême a confirmé l’annulation d’une décision d’un arbitre de griefs qui avait conclu que la présomption née de la déclaration de culpabilité du plaignant devant les instances criminelles avait été repoussée et ne constituait pas une preuve concluante qu’il s’était livré à une agression sexuelle sur un garçon. Dans ses motifs, la Cour suprême énonce qu’on ne peut attaquer un jugement de façon collatérale en soumettant la question tranchée par celui-ci à un autre tribunal.

[44]        Selon le Comité, ce jugement ne s’applique pas en l’instance. En effet, les principes qu’il énonce sont basés sur l’existence d’un jugement rendu par une autre instance dont on voudrait attaquer les conclusions ou les motifs, non pas directement par voie d’appel ou révision, mais plutôt par le biais d’un recours entrepris devant un autre tribunal. Ainsi, il convient de référer  aux  extraits de ce jugement pour se convaincre de son absence d’application:

« [23] La préclusion découlant d’une question déjà tranchée est un volet du principe de l’autorité de la chose jugée (l’autre étant la préclusion fondée sur le cause d’action), qui interdit de soumettre à nouveau aux tribunaux des questions déjà tranchées dans une instance antérieure. Pour que le tribunal puisse accueillir la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, trois conditions préalables doivent être réunies : (1) la question doit être la même que celle qui a  été tranchée dans la décision antérieure; (2) la décision judiciaire antérieure doit avoir été une décision finale; (3) les parties dans les deux instances doivent être les mêmes ou leurs ayants droit (Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460, 2001 CSC 44, par. 25 (le juge Binnie)). »  

(…) 

 [55] Compte tenu de ce qui précède, il est clair que les doctrines de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, de la contestation indirecte et de l’abus de procédure, reconnues en common law, répondent adéquatement aux préoccupations qui surgissent lorsqu’il faut pondérer le principe de l’irrévocabilité des jugements et celui de l’équité envers un justiciable particulier. Il n’est donc nul besoin, comme l’a fait la Cour d’appel, d’ériger le principe de l’irrévocabilité en doctrine distincte ou critère indépendant pour interdire la remise en cause. »

(…)

[56] À mon avis, les faits de la présente espèce illustrent l’abus flagrant de procédure qui résulte de l’autorisation de ce type de remise en cause.  L’employé avait été déclaré coupable par un tribunal criminel et il avait épuisé toutes les voies d’appel.  La déclaration de culpabilité était valide en droit, avec tous les effets juridiques en découlant. » (Notre emphase)

[45]        Les autres décisions que l’Intimé cite à l’appui de cet argument sont au même effet, c’est-à-dire qu’elles impliquent toutes l’existence d’un jugement déjà rendu.[11] À cet égard, l’intimé cite notamment la décision de la Cour suprême du Canada dans Roberge c. Bolduc, laquelle cite elle-même l’arrêt Van Finance Ltd. c. Sogelong de la Cour d’appel du Québec :

« Même si les tierces parties peuvent attaquer un tel jugement, elles doivent, toutefois, le faire de manière directe et non par le biais d'une attaque indirecte dans le cadre d'une autre procédure.  C'est l'objet du récent arrêt de la Cour d'appel du Québec Van Finance Ltd. c. Sogelong Inc., [1989] R.D.J. 233 (C.A.), où un jugement sur une action en dation en paiement avait conféré la propriété d'un immeuble à Sogelong Inc. Bien que la tierce partie appelante n'ait pas fait opposition au jugement, elle a, par la suite, intenté une action contre Sogelong Inc. pour se faire déclarer propriétaire de ce bien.  La conclusion recherchée aurait eu indirectement pour effet d'annuler le jugement rendu sur l'action en dation en paiement.  Le juge Tyndale déclare, à la p. 236:

 

                         [TRADUCTION] Bien que le jugement du 1er février 1980 ne puisse, à proprement parler, être qualifié de chose jugée à l'égard de l'appelante parce qu'elle n'y était pas partie, il n'en représente pas moins un obstacle absolu à l'action intentée par elle puisqu'il conserve toute sa force et son effet tant qu'il n'est pas infirmé.  Le jugement ne saurait être attaqué indirectement avec succès ni privé d'effet dans d'autres procédures, même si sa validité y était contestée.

 

                                   Ce principe est ainsi formulé dans l'arrêt Wilson c. R. 1983 CanLII 35 (CSC), (1983), 2 R.C.S. 594:

 

"Selon un principe fondamental établi depuis longtemps, une ordonnance rendue par une cour compétente est valide, concluante et a force exécutoire, à moins d'être infirmée en appel ou légalement annulée.  De plus, la jurisprudence établit très clairement qu'une telle ordonnance ne peut faire l'objet d'une attaque indirecte; l'attaque indirecte peut être décrite comme une attaque dans le cadre de procédures autres que celles visant précisément à obtenir l'infirmation, la modification ou l'annulation de l'ordonnance ou du jugement. . ." »[12]

[46]        Bien que le Comité ne puisse qu’être d’accord avec la généralité de ces principes, force est de conclure que dans le dossier dont il est saisi, aucun tel jugement n’a été rendu. La plainte déposée par la Plaignante ne saurait donc être qualifiée d’attaque indirecte ou collatérale. En effet, la Cour supérieure n’a pas rendu de jugement à l’égard des documents demandés par la Plaignante. On ne peut donc, à ce stade, soutenir que la présente instance doive être suspendue pour éviter une attaque collatérale d’un jugement non encore rendu, tant soit que cette notion puisse s’appliquer dans les circonstances propres au droit disciplinaire.

[47]        Par ailleurs, l’Intimé a invité le Comité à s’inspirer de l’article 273 du Code de procédure civile, qui serait, selon lui, une codification des principes relatifs à l’interdiction de l’attaque collatérale d’un jugement. Cet article stipule ce qui suit :

« 273. Lorsque la Cour supérieure et la Cour du Québec sont saisies d'actions ayant le même fondement juridique ou soulevant les mêmes points de droit et de fait, la Cour du Québec doit suspendre l'instruction de l'action portée devant elle jusqu'au jugement de la Cour supérieure, passé en force de chose jugée, si une partie le demande et qu'aucun préjudice sérieux ne puisse en résulter pour la partie adverse.

L'ordonnance de la Cour du Québec de suspendre l'instruction de l'action portée devant elle peut être révoquée si des faits nouveaux le justifient. »

[48]        À ce sujet, le Comité fait siennes les remarques suivantes du Comité de discipline du Barreau du Québec dans l’affaire Milunovic c. Kalichman[13] :

« [17] Le Comité considère que les remarques du Tribunal des professions dans la décision de Boulet sont très pertinentes dans le cas présent.

« [21] En conséquence, en décidant qu’il n’est pas soumis à l’article 273 C.p.c. et qu’il ne peut être assimilé à la Cour du Québec aux fins de la présente demande de suspension d’instance dont il est saisi, le Comité n’a pas rendu une décision qui démontre une faiblesse apparente.

[22] De plus, même si le Tribunal des professions n’a pas eu à se prononcer sur la question de la suspension de l’enquête disciplinaire d’un comité de discipline en attendant l’issue du recours civil pendant devant le tribunal de droit commun, en l’occurrence ici la Cour supérieure, cette question ne soulève pas de principes de droit qui soient nouveaux et d’intérêt général puisqu’ils ne sont pas différents de ceux déjà analysés dans des dossiers pendants à la fois devant un comité de discipline et les instances criminelles ([15]). »

[49]        Le Comité rejette donc cet argument de l’Intimé.

 

Paix sociale, stabilité/cohérence des jugements rendus par les tribunaux et saine administration de la justice

[50]        Pour l’Intimé, il est préférable de suspendre les audiences du Comité en attendant que la Cour supérieure statue pour des motifs de paix sociale, cohérence des jugements et de saine administration de la justice.

[51]        Au contraire, le Comité est d’avis qu’une saine administration de la justice veut que le présent Comité ne suspende pas l’instance.

[52]        Tel que mentionné plus haut, l’enquête du syndic est à la base du système déontologique. La suspension de l’instance, en attente d’un jugement éventuel de la Cour supérieure, est contraire à l’intérêt du public et risque de miner la crédibilité du système disciplinaire. À cet effet, dans Marin c. Ingénieurs forestiers,[14] le Tribunal des professions déclare :

« [36] Cette obligation de répondre, imposée aux professionnels, est essentielle au fonctionnement du système disciplinaire.

[37] En effet, en l’absence de réponse, le syndic ne peut prendre une décision éclairée sur l’opportunité de déposer une plainte, il ne peut informer convenablement le dénonciateur du progrès de l’enquête et l’enquête demeure incomplète.

[38] En conséquence, si le professionnel ne répond pas, le syndic ne peut remplir ses propres obligations énoncées au Code des professions. (arts. 122, 123, 123.1, L.R.Q., c. C-26) Une telle situation paralyse le processus et transmet au public l’impression que ni le professionnel, ni le syndic ne sont en mesure de le protéger. » (Notre soulignement)

[53]        Il est possible que le Comité doive se pencher, dans le cadre de la défense de l’intimé par exemple, sur la nature des renseignements demandés par la Plaignante, sur leur caractère privilégié, sur la nature de ce privilège ainsi que sur son applicabilité dans la présente instance. Cependant, considérant le rôle premier du Comité, soit de statuer si le refus de l’intimé de fournir les renseignements exigés par la plaignante constitue une entrave, il n’y a pas lieu de surseoir. À cet effet, tel qu’il fût décidé dans Malobabic c. Trihey [15]:

« [14] Le Conseil est d’avis que l’intérêt supérieur de la justice, les principes d’équité procédurale et la protection du public militent en faveur de l’audition et de la disposition de cette plainte par un Conseil de discipline nonobstant le fait qu’un tribunal de droit commun puisse éventuellement se prononcer sur la même question.»

[54]        Le Comité considère que pour des motifs d’intérêt public, de saine administration de la justice et de paix sociale, le processus disciplinaire doit suivre son cours. Agir à l’inverse, dans les circonstances de cette affaire, serait d’aller à l’encontre des devoirs reliés à la protection du public.

PAR CES MOTIFS, LE COMITÉ DE DISCIPLINE :

            REJETTE la requête de l’intimé en suspension d’instance;

           

LE TOUT frais à suivre.

 

 

__________________________________

Me Marco Gaggino

Vice-Président du Comité de discipline

 

__________________________________

Mme Danielle Renaud, expert en sinistre

Membre du Comité de discipline

 

__________________________________

M. Jules Lapierre, expert en sinistre

Membre du Comité de discipline

 

 

Me Claude G. Leduc

Procureur de la partie plaignante

 

 

Me Eric Azran

Procureur de l’Intimé

 

 

Date d’audience :

22 novembre 2012

 



[1] Pièce R-1

[2] Pièce R-2

[3] Pièce R-3

[4] Pièce R-4

[5] 2002 QCTP 029

[6] Articles 338 et 340 de la LDPSF

[7] 2009 CanLII 73927 (QC CDCHAD)

[8] [2006] 2 R.C.S. 513

[9] 2002 CanLII 13821

[10] 2006 CanLII 53501 (QC CDBQ)

[11] Par exemple : Van Finance Ltd. c. Sogelong Inc. AZ-89011292 (CAQ) (p. 3); Nasifoglu c. Complexe St-Amboroise Inc. 2005 QCCA 559 (pars. 9 à 11); Les automobiles D’Autray c. Comité paritaire de l’industrie de l’automobile de la région de Lanaudière-Laurentides AZ-96011663 (CAQ) (pp. 4-5); 9089-3397 Québec Inc. c. Municipalité de Saint-Cyrille de Wendover AZ-50079545 (pars. 5 et 7 à 11)

[12] [1991] 1 R.C.S. 374 (pp. 50-51)

[13] 2006 CanLII 53449 (QC CDBQ)

[14] 2002 QCTP 029

[15] 2011 QCCDBQ 51 (CanLII)

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